Ce soir j’ai croisé Cruella dans le métro parisien. Elle était habillée en noir de la casquette au bout des bottes, et sur la peau très blanche de son visage un masque noir se détachait. Elle portait un pantalon à très grandes poches et une veste droite ; elle regardait devant elle sans ciller, debout contre la barre centrale de la plate-forme, statuette obscure dressée dans la rame.
Billets vie quotidienne
La poésie enchante nos vies. Elle apparaît au détour d’une rue, d’un regard, d’une parole et éclaire un présent trop souvent gris et morne. Elle enchaine des mots qui d’ordinaire ne cohabitent pas, de délicats oxymores font passer les idées de l’ombre à la lumière, jouent avec la langue, teintent le réel d’autres couleurs.
Des oxymores, il y en a, en ce moment…
Nef solitaire aux chaises vides, la cathédrale a le bourdon, le silence passe dans les rangées.
Chacun pour soi, on ne se voit pas, juste de dos ou de côté.
Les fidèles sont dispersés.
Il paraît que le télétravail c’est formidable. Plus de trajets, chacun son rythme, pas de risque de contamination.
Pendant quatorze ans, j’ai enseigné à l’Institut universitaire de formation des maîtres du Nord Pas-de-Calais. Plusieurs fois par semaine, je partais de Paris très tôt le matin et j’arrivais déjà fatiguée pour donner mon premier cours de la journée. Je dormais comme une souche dans le TGV qui me ramenait chez moi le soir. Pourtant, avant qu’une réforme vienne balayer le travail d’équipe et les formations que nous avions patiemment construites au fil des années, j’entrais avec plaisir dans les locaux de l’ancienne école normale d’Arras. Je savais que j’allais y retrouver mes collègues.
Il y a plus de deux siècles, Xavier de Maistre, mis aux arrêts pendant quarante-deux jours dans la citadelle de Turin, écrivit « Voyage autour de ma chambre », son journal de reclus temporaire. Il trouva le moyen de s’évader en pensée, comme beaucoup d’entre nous pendant ces deux derniers mois, avec plus ou moins de bonheur selon les cas…
Dans ce matin d’hiver glacé, un homme pêche à la ligne sur un trottoir. Pêche aux sous, sa canne fait un arc de cercle vers le trottoir et le petit gobelet rouge se balance devant les passants. On ne voit que ses yeux qui dépassent de la capuche.
En ce jour de grève générale des transports, j’ai retrouvé un texte que j’avais écrit en décembre 1995, lors de la grève qui avait fait reculer le gouvernement d’Alain Juppé sur la réforme des retraites et de la Sécurité sociale. J’étais à l’époque formatrice et chercheure dans un institut régional de travail social situé en banlieue sud de Paris, assez loin de mon domicile.
Extrait :
« Mobilité, rapidité, ponctualité : les maîtres mots de notre époque se trouvent battus en brèche. Mobilité ? On ne bouge plus. Rapidité ? Les voitures bloquent tous les jours le périphérique, les boulevards extérieurs, les rues, les trottoirs. Ponctualité ? Arriver en retard devient normal. On s’appelle quand on arrive… On verra bien.
Tout était urgent avant la grève. Urgent de faire une formation en décembre, urgent d’intervenir auprès d’animateurs, urgent de boucler un rapport de recherche. Tout a été reporté. L’urgence d’avant a perdu son sens, celle d’aujourd’hui étant dans le transport quotidien, à pied, à vélo, en stop ou en voiture. Pendant ces trois semaines, j’ai eu du temps. Le temps de m’occuper de ma fille, de rêvasser devant la télé, de parler avec mes collègues, de préparer des cours que d’ailleurs je n’ai pas donnés puisque j’étais en grève.
M’est venue l’idée que tout cela est vain, que courir comme nous le faisions il y a encore deux mois ne rime à rien, sinon à aller droit dans le mur. Certains travaillent trop, accumulant les activités, d’autres ne travaillent pas assez ou ne travaillent plus et meurent à petit feu de se sentir inutiles au monde. À quand le partage du travail, hors de ce système où les uns s’épuisent et les autres s’étiolent ?
À force de parler du « déclin de la valeur travail », nos dirigeants ont oublié qu’il y avait des conducteurs dans les trains, des agents de tri dans les centres postaux, des professeurs dans les écoles et des infirmiers dans les hôpitaux. Des gens en somme. »
Vingt-quatre ans après, j’ajouterai : nos dirigeants ont oublié qu’il y avait des pauvres allongés dans les rues des grandes villes et des ronds-points en pleine campagne. Reste que depuis 1995, les uns ont continué à courir et les autres à faire du sur-place. Le travail est toujours aussi mal réparti et la précarité s’est développée. Des gens dorment sous des tentes aux portes de Paris, tout s’est durci et aiguisé, comme le froid qui annonce l’hiver.
Elle s’appelait Christine Renon et elle s’est suicidée le 21 septembre dernier dans l’école maternelle dont elle était la directrice, à Pantin. Dans une lettre, elle parle de sa fatigue, des jeunes enseignants trop peu formés, de la surcharge de travail, des mille tâches dévoratrices de temps qu’elle devait accomplir quotidiennement.
Des rassemblements ont eu lieu devant son école et le rectorat du 93. Son nom a été entendu dans les médias pendant quelques jours, mais on n’en parle déjà plus. Sa mort aura-t-elle servi à quelque chose ? Voulait-elle que cela soit le cas ?
En pensant à elle, j’ai relu quelques lignes écrites au début de mon livre « Où va la formation des enseignants ? » : un soir, en cherchant la porte de sortie de L’IUFM * dans les locaux déserts pour aller à la gare d’Arras, je me suis retrouvée enfermée dans une courette intérieure, face à une baie vitrée, et n’ai dû mon salut qu’à la documentaliste qui se trouvait encore là et m’a guidée vers la rue.
« Les bâtiments parlent, l’espace témoigne, la paroi vitrée qui résonne des coups dans le silence du soir, c’est celle à laquelle nous nous sommes heurtés, étudiants, formateurs, personnels, pendant ces années 2010-2013 : la formation des professeurs se meurt, les ministres mentent, les médias s’affligent, personne ne nous entend.
Ce soir-là, j’ai trouvé la sortie grâce à une main tendue. Je ne suis pas sûre que tous aient eu la même chance, pendant cette période. »
Christine Renon a poussé la porte vers la plus définitive des sorties. Sa manière à elle de dire les choses.
*Institut universitaire de formation des maîtres
La foi soulève les montagnes, dit-on. La force de vie a fait craquer le bitume, les racines explosent sur le trottoir, cet arbre vit. Je rêve qu’il triple de volume, enchâsse la maison, étend ses branches et ses racines dans la rue et avec ses congénères reprend possession de l’espace volé. Un peu comme ces grands fromagers qui entourent de leurs bras les ruines du temple Ta Phrom à Angkor. Peut-être dans quelques siècles ?
Comme un arbre dans la ville
Je suis né dans le béton
Coincé entre deux maisons
Comme un arbre dans la ville
Entre béton et bitume
Pour pousser je me débats
Mais mes branches volent bas
Si près des autos qui fument
Maxime Le Forestier, 1972 (extraits)