La fête des Mères approche.
Être mère, est-ce si naturel ?
Le Glaneur d’Oloron-Sainte-Marie, fin du XIXe siècle, rubrique « Extrait du registre de l’état civil » : naissances, mariages, décès. Aux enfants légitimes sont associés les noms des parents mariés et leur profession ou activité. Aux autres, la seule mention « Un enfant naturel », sans prénom ni filiation. Fils ou filles innommés de personne. Comme les enfants mort-nés.
Quelle famille n’avait pas son enfant naturel ? L’un d’eux se promenait dans la mémoire de la mienne, photo à la clé, avec toute une histoire autour : sa fille-mère serait partie en Argentine pour échapper aux médisances du quartier.
Je fais benoîtement mes courses dans mon magasin d’alimentation préféré. À la caisse, le vendeur me demande mes nom et prénom pour alimenter en points mon programme fidélité. À l’énoncé de mon prénom, il s’exclame : Maryse, avec un y, c’est très original ! Il a l’air de trouver ça joli aussi.
Mais vous savez, dans les années 1960, des Maryse on en trouvait à tous les coins de rue, lui dis-je. Et des Béatrice, des Christine, des Martine, des Jacqueline, des Brigitte, des Claire, des Francine, des Marie-Claude… Et, ajouterais-je si le jeune vendeur m’écoutait encore, des Pierre, des Jean, des Alain, des Paul, des Jacques, des Étienne, des François, des Philippe…
Lorsque ma grand-mère Generosa mourut à 64 ans, en 1947, sa fille aînée Marie-Thérèse, restée auprès d’elle, écrivit à ma mère. Elle raconte dans cette lettre émouvante la fin de ma grand-mère et conclut par ces mots :
« On ne sait pas ce qu’est la souffrance quand on ne connaît pas la perte d’un membre de sa famille et surtout d’une maman comme la nôtre. Quel dévouement infini et quel effacement ! Que de regrets pour nous ! Bises très affectueuses de nous tous ».
Cette expression : « Quel dévouement infini et quel effacement ! » m’a marquée lorsque j’ai lu cette lettre vers l’âge de dix ans. Ainsi, le dévouement infini et l’effacement étaient des qualités féminines dignes d’admiration pour ma tante et une bonne partie de la société qui l‘entourait ?
Automne 1996.
« Ça ne s’arrêtera jamais, maman ! » Ma fille s’effondre sur le canapé du salon. Dans la cour de récréation du collège où elle entame son année de 5e, trois garçons de son âge l’ont poursuivie en lui jetant des marrons : « Marron, marron, ta peau elle est marron ! »
Le lendemain, je me présente au collège à la première heure en expliquant l’histoire. Je suis reçue par et la principale adjointe et la conseillère principale d’éducation.
Les trois lanceurs de marrons s’étonnent d’être ainsi convoqués en urgence.
« C’est pour quoi cette fois-ci ? » Demande l’un d’entre eux.
Cahier de classe d’une petite fille qui me ressemble, année 1958-1959, CE1, classe de 10e. Exercices d’écriture, dictées, calcul, conjugaisons, vocabulaire et maximes de morale, écrites en tête de chaque journée. La plupart nous incitent à être de gentilles petites filles obéissantes, attentives et serviables : Je consolerai mes camarades qui ont du chagrin, j’aiderai les faibles, l‘élève assidu ne manque qu’avec de bons motifs. Quelquefois les maximes sont au masculin, car elles valent pour les garçons et les filles.
Fin de l’année scolaire. Des cohortes d’enfants parcourent les rues avec leurs animateurs. L’école est finie.
Il n’y a plus aujourd’hui de distribution des prix, cérémonie clôturant jadis l’année scolaire, avec remise en grande pompe des livres aux têtes de classe. Couronnement d’une année de félicitations, d’encouragement et d‘inscriptions au tableau d’honneur. Certaines de ces distinctions ont survécu, mais non les prix de fin d’année ni leur distribution, à l’école publique du moins.
Salle des fêtes de mon école primaire de filles, il y a bien longtemps. Toutes les élèves sont là, en costume du dimanche, assises dans la salle avec leurs parents. J’ai le prix d’excellence, le Jupiter des prix, ex aequo avec une amie, comme pendant toutes nos années d’école primaire. Je suis en plein dans les statistiques : fille de professeurs, exercices toujours faits, leçons apprises au cordeau, visites culturelles en lien avec le programme. L’école à la maison et la maison à l’école. Un continuum assez ennuyeux, garantie d’un avenir assuré et sans surprise. Pourtant, elles ne manqueront pas plus tard, les surprises, bonnes ou mauvaises.
Le poète ne sert à rien,
comme les fleurs dans un jardin,
l’éclat de la rosée dans le petit matin,
le vol des alouettes et des palombes douces.
Le poète n‘est pas d’un bon rapport ni coté en Bourse,
d’ailleurs il ne gagne pas beaucoup de sous.
Et pourtant sans poèmes, si dure serait la vie,
si plates nos journées, si pâles nos émois. Nous ne pourrions que dire : « oh ! C’est beau ! » devant un paysage
ou « qu’il est mignon » en voyant un animal ou un enfant joli.
Une belle journée de printemps dans les années 1990. Épreuve orale de l’examen du diplôme d’éducateur spécialisé. Les jurys sont en binôme, un homme, une femme. Pendant trente minutes, nous interrogeons les candidats. Ils ont préparé un court exposé sur un sujet tiré au sort et nous leur posons quelques questions sur le travail social.
Une jeune femme prend place en face de nous. Elle est merveilleusement belle.
Quand un organe interne au corps disparaît, les autres organes se déploient pour combler le vide et l’organisme se reconstitue autour du manque. Lorsqu’une personne est amputée d’une partie de son corps, elle ressent souvent une douleur à l’emplacement du membre disparu. C’est le symptôme du membre fantôme décrit par Ambroise Paré dès le XVIe siècle. Il disparaît au fur et à mesure de l’évolution de l’image du corps sans la partie manquante, il faut un temps pour s’y habituer.
L’écrivain argentin Tomás Barna, dans une de ses nouvelles, raconte son étonnement quand son ami Alberto lui assure qu’un certain Daniel et lui furent très amis à Buenos Aires au temps de leur jeunesse. Si Tomás se souvient très bien de ses copains d’alors, il ne remet pas du tout Daniel, censé avoir été son alter ego à ce moment-là. Daniel non plus ne voit pas qui pourrait être ce Tomás dont lui parle son ami Alberto.
Il y a longtemps déjà, je faisais mes courses dans une grande surface. Au détour d’une allée, je tombai sur une dame installée derrière un stand de démonstration d’un produit que j’ai oublié aujourd’hui. Des décennies plus tard, je me souviens bien d’elle : petite, menue, les cheveux châtains en carré autour d’un visage aux traits fins animé d’un sourire aimable.