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À l’origine, festival Hors-limites (93)

Festival Hors limites en Seine-Saint-Denis : samedi  6 avril, à la bibliothèque des Lilas, j’ai lu un extrait de ma nouvelle « À l’origine »*, inspirée de la vie d’une sœur de ma grand-mère, émigrée en Argentine au tout début du XXe siècle. Lorsque l’extrait commence, Saturnina arrive à Buenos Aires sur le Giulio Cesare, un jour de novembre 1926.

Accoudée au bastingage, tout près du quai maintenant, Saturnina se souvient de ce jour du printemps 1906 où, par l’entremise d’Anselmo, elle fut introduite dans le salon privé de la maîtresse de la maison Baldiano. Elle tremblait en présentant à Doña Juana la lettre de recommandation du curé de la paroisse de San Bernardo : Je vous recommande cette paroissienne, bonne chrétienne, modeste et de conduite irréprochable, qui ne manque aucun office religieux… La sévère Juana l’avait toisée, questionnée, observée. Et avait finalement décidé de faire confiance au curé et à Anselmo en prenant à l’essai cette femme menue, silencieuse, effacée, dont la patronne, Madame Pellegrini, avait dit le plus grand bien.

Pendant les douze années passées au service des Baldiano, elle devint une parfaite femme de chambre. Les filles Baldiano ne s’apercevaient guère de sa présence silencieuse, sauf María Isabel, qui la saluait le matin, la remerciait pour les draps impeccablement repliés sur le lit et les chemises de dentelle fine que Saturnina repassait pour elle. Elle finit même par l’appeler par son prénom, ou par une partie de son prénom. Saturnina c’est trop compliqué lui avait-elle dit lorsqu’elle avait paru remarquer sa présence, tu seras Nina, c’est plus simple.

Nina, presque niña, petite fille. Le diminutif choisi par la jeune maîtresse de vingt-et-un ans sa cadette montrait son attachement pour la bonne, elle qui ne connaissait même pas le prénom de tous les membres du personnel, qu’on n’appelait de toute façon jamais par leur nom de famille. Saturnina aimait bien son prénom, issu d’un dieu qui enseigna l’agriculture aux hommes, comme elle l’avait lu dans le Larousse universel. Rien à voir avec la mièvre Nina choisie par María Isabel. Mais les maîtres ont tous les droits, dont celui de rebaptiser leurs domestiques. Saturnina était donc devenue Nina, le temps du service. Il était convenu qu’elle appartenait à la maison de María Isabel et plus précisément, à María Isabel elle-même.

À tel point que lorsque celle-ci épousa à vingt-et-un ans José Luis Castillo, elle emmena Saturnina avec sa dot, dans une belle demeure non loin du palais Baldiano. Nina, tu viendras avec moi, n’est-ce pas ? Je ne peux plus me passer de toi, lui dit-elle de sa petite voix flûtée. Oui Madame, répondit Saturnina et elle pensa : et comment donc, bien sûr que je viens avec toi.

Arriva le jour où María Isabel annonça de sa voix distraite à sa servante que José Luis et elle partaient faire un séjour en France, et que Saturnina serait du voyage. Je prendrai les eaux à Salies-de-Béarn, tu m’accompagneras et tu pourras aller voir ta famille, ils ne sont pas loin n’est-ce pas ? Oui Madame, et comment donc, bien sûr que je viens avec toi.

Des années qu’elle attendait ça. Des années à plier les draps, repasser les chemises de dentelle, ourler les jupes de sa maîtresse, à se faire oublier tout en devenant indispensable. Des années à frayer avec les autres bonnes, à refuser les avances des cochers et des fournisseurs, dans la peur panique de se retrouver grosse et à la porte. María Isabel l’aimait bien certes, mais un enfant signifierait l’expulsion de la maison Castillo,  l’abandon du petit, des places misérables à trimer pour des maîtresses à peine plus fortunées qu’elle, à jamais chassée de la domesticité de la haute société.

Saturnina avait vu disparaître plusieurs petites bonnes qui gambadaient dans les couloirs quand les maîtres n’étaient pas là, regardaient les valets dans les yeux et se laissaient approcher par les fils de la maison. Les soubrettes délurées s’évaporaient un jour, les yeux bouffis de larmes et ni Doña Juana ni Doña María Isabel ne leur accordaient la moindre grâce avant leur départ. Tout au plus pourraient-elles confier leur nourrisson au Patronage de l’enfance dont s’occupaient les dames de la haute société portègne. Saturnina avait revu l’une de ces servantes déchues, amaigrie, sans chapeau, les cheveux emmêlés, tendant la main à la sortie de l’église Santa Adela et chassée par le curé qui ne voulait pas que son ancienne maîtresse fût importunée par sa présence. Ces dames surplombaient des abîmes de vertu.

Saturnina avait vu et compris tout cela et à trente-cinq ans, après avoir tremblé pendant deux mois après une nuit passée avec un valet, elle ferma définitivement son corps et son cœur aux élans amoureux et aussi, pensa-t-elle, à la misère qui l’attendait si elle s’y laissait aller.

  • « À l’origine », publiée dans le recueil « Nouvelles du Río de la Plata », Association Bearn Argentina, 2017.