Le col de Pau est à presque 2 000 m d’altitude. C’est un passage du Béarn à l’Aragon, et aussi vers Saint-Jacques-de-Compostelle, pas le plus fréquenté car il y en a de plus faciles.
À la fin du XIXe siècle, mon arrière-grand-père maternel, Ignacio Aragüés, vivait entre Gurs en Béarn et Urdués en Aragon. Tous les ans, en été, il allait à Urdués moissonner et vendre son blé et y revenait à l’automne pour labourer et semer. Il empruntait les chemins forestiers et les sentiers de montagne, peut-être avec un mulet et un chien. Il faisait le trajet en deux ou trois jours maximum, chaussé d’espadrilles à lacets. Il dormait dans des granges, nombreuses sur le chemin, et faisait sans doute un peu de contrebande d’allumettes. Mon arrière-grand-mère, Teresa Petriz, l’accompagnait parfois pour accoucher à Urdués. Comme eux, des milliers d’Aragonais vivaient entre les deux versants des Pyrénées, travaillant en Béarn ou en Soule comme artisans, journaliers agricoles ou dans les fabriques de sandales ou de bérets. Il y avait parmi eux des femmes que l’on appelait les hirondelles car elles partaient en hiver travailler comme sandalières à Mauléon ou Oloron et revenaient chez elles aux beaux jours pour les travaux des champs.
À la fin de ce mois de juin, avec plusieurs membres de ma famille et Michel, notre guide, j’ai mis mes pas dans ceux d’Ignacio et de Teresa. Nous sommes partis de la petite maison où ils vivaient à Gurs et en cinq jours avons franchi les quatre-vingt-dix kilomètres qui séparent les deux villages. Nous sommes passés par Oloron-Sainte-Marie, Sarrance, Lescun, le col de Pau, la forêt d’Oza et Siresa pour arriver à Urdués. Nous avons marché dans ces magnifiques paysages le long du gave d’Aspe et du Subordán, les aimant comme nos antepasados les aimèrent, posant nos yeux là où les posèrent, dans des conditions incomparablement plus confortables que les leurs. Nous avons cheminé à leurs côtés, comme si un fil invisible nous reliait les uns aux autres par-delà le temps, sur les mêmes sentiers parcourus.
Il fait gris aujourd’hui, comme souvent ces jours-ci. Sur le trottoir près de chez moi, une valise en carton noir, entrouverte. Dans mon quartier on trouve beaucoup de choses au coin des rues et devant les maisons : des petits meubles, des livres, des jouets, de la vaisselle… Les gens les déposent plus qu’ils ne les jettent et les passants se servent. Des objets remis en circulation sans échange d’argent. D’ailleurs ils ne restent pas longtemps sur le trottoir, les bonnes affaires partent vite.
J’ouvre la valise : dedans, de petits albums photos. Ça sert toujours un album photo et la valise est vintage. Je l’emmène chez moi pour détailler cette aubaine. Dans le premier album, des photos de fleurs. Mais dans le deuxième, le troisième et tous les autres, des photos de gens. Plein de gens, à table, au bord de la mer, à la montagne, posant tout seuls ou en groupe. Une famille entière, des jeunes, des vieux, des couples, une dame qui ressemble à ma tante Raymonde, attablée avec deux jeunes filles rieuses qui l’entourent de leurs bras. Au verso des photos la date, le lieu mais jamais le nom des personnes :
St Palais Chemin de la corniche juillet 1965 (celle-là est en noir et blanc, avec les bords crénelés).
Neige sur le Brévent juillet 1980.
Août 1968 Petit Bornand.
La vie d’une famille, ou de plusieurs. Posée sur le trottoir, par terre, dans une valise en carton. Un remake de « Les gens dans l’enveloppe » d’Isabelle Monnin, qui avait quand même acheté les siennes sur Internet.
Je reste avec ces photos dans les mains. Je n‘écrirai pas de livre autour de ces souvenirs, je ne veux pas les jeter « proprement » en les mettant dans un sac poubelle, ni les ramener devant la maison où j’ai trouvé la valise, elles risqueraient d’être dispersées sur le sol, mouillées de pluie, ce serait pire.
Je referme la valise, la range. Un jour je lui trouverai un endroit. Je ne sais pas quand ni comment.
Très sobre monument aux morts installé par la Ville de Paris en novembre 2018 le long du cimetière du Père Lachaise. La liste des plus de cent mille morts et disparus parisiens forme un impressionnant ruban, noms écrits en blanc sur fond bleu canon de fusil, couleur mortuaire pour l’enterrement d’une génération.
Ils sont classés par année et par ordre alphabétique. Alignement impeccable. Même les disparus sont bien rangés sous le titre « années inconnues », près de l’entrée du cimetière. Tout est parfait, on n’a oublié personne.
Dommage que l’âge des morts n’ait pas été inscrit à côté de leur identité : dix-huit ans, vingt ans, vingt-cinq ans ? Les hommes valides furent mobilisés jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, mais les plus jeunes partaient en première ligne. Ils portent des noms de tous les jours et des prénoms qui reviennent à la mode : Achille, Arthur, Louis, Jules, Émile, Charles.
Tiens, un Lafrance et plusieurs Lallemand. Sont-ils morts côte à côte, René Lafrance et Edmond Lallemand, au début de la guerre ou bien plus tard ? Qu’importe, chaque guerre a sa beauté, sa poésie, son charme, ses commémorations, ses hommages, ses mots pour justifier la mort de masse. Aux morts de la Grande Guerre, Paris à ses enfants, à leur trépas sacré.
Près de l’entrée du cimetière, un attroupement : des touristes, un groupe d’officiels, des étudiants ? Non, la soupe populaire de la Ville de Paris, hommes d’un côté, femmes de l’autre. Elle s’appelle Cœur de Paris.
Le titre du post est un vers de Guillaume Apollinaire, extrait de Calligrammes, l’Adieu du cavalier, 1918.
La Très grande bibliothèque est un temple du savoir, une cathédrale laïque de connaissances accumulées, Il y règne un silence doré comme le bois des tables et la lumière qui passe à travers les hautes baies vitrées.
J’ai demandé à consulter les numéros de 1936 du Courrier de La Plata, journal en français destiné aux immigrés de France en Argentine. Je ne peux consulter que l’année 1936, les journaux des autres années étant « dans un état qui ne permet pas leur consultation ».
L’agent m’apporte un grand carton que j’ouvre avec componction. L’année 1936 apparaît sous mes yeux, je vais découvrir ce que lisaient les Français d’Argentine il y a quatre-vingt-trois ans, qué emocionante ! Le journal est grand comme Le Monde aujourd’hui, et à sentir l’odeur sèche qui s’élève des pages, je me demande s’il est souvent consulté. Je ne me le demande pas longtemps d’ailleurs car je commence à éternuer, sous le regard surpris puis silencieusement courroucé des autres consultants. En plus je ne fais pas que ça, je tousse aussi, mes yeux larmoient, bref je suis allergique au Courrier de La Plata. Tout en me mouchant, ce qui rajoute une couche de désagrément aux perturbations que je provoque, je repère une rubrique accrocheuse : « Les livres qu’il faut lire ». Le petit d’Agrello de Gaston Cherau, La chute d’Icare d’Edmond Jaloux, Le laurier d’Apollon de Maurice Bedel. Trois auteurs un peu oubliés aujourd’hui mais qui faisaient l’actualité de l’époque. Qui se souviendra demain des littérateurs les plus en vue des années 2010 ?
Le carton refermé, le temple du savoir retrouve sa quiétude et les vedettes du livre d’hier leur sommeil. La prochaine fois je viendrai avec un antihistaminique.
Détail du monument aux morts de Quinsac en Gironde. Dans la partie supérieure est sculpté un médaillon représentant le visage de terreur de Pierre Schnegg, fils du sculpteur, disparu à 21 ans dans la bataille du Chemin des Dames, le 16 avril 1917.
Son corps n’a jamais été retrouvé. *
À côté de l’Hôtel de Ville de Paris, une exposition sur les objets du quotidien des poilus pendant la guerre de 14-18 est affichée sur de grands panneaux. Sur l’un d’eux, ces mots :
« À travers cette magnifique exposition, c’est un hommage sobre, digne et accessible à toutes et tous que nous rendons à ceux qui ont contribué par leur sacrifice à l’Histoire de notre Nation et à l’espérance d’un monde de paix et de fraternité. » Anne Hidalgo, Maire de Paris
Sacrifice :
- Offrande à une divinité et, en particulier, immolation de victimes.
- Effort volontairement produit, peine volontairement acceptée dans un dessein religieux d’expiation ou d’intercession.
- Renoncement volontaire à quelque chose, perte qu’on accepte, privation, en particulier sur le plan financier : Faire de grands sacrifices pour ses enfants. *
Si quelques-uns ont écrit des journaux de guerre transformés parfois en livres après les hostilités, la majorité des poilus s’est tue. Ils n’ont rien dit des tranchées, du froid, de la faim, des corps déchiquetés, de la brutalité de certains officiers et hauts gradés, du déluge de fer et de feu qui s’abattait sur eux. Ils ont gardé le silence sur les blessures du corps et celles de l’esprit. Des soldats ont été appelés les trembleurs de guerre, pris d’irrépressibles spasmes longtemps après les combats. D’autres ont été retrouvés sur les champs de bataille en position fœtale, incapables de bouger, en l’absence de toute atteinte organique. Le stress post traumatique n’existait pas et l’heure était à la gloire du « sacrifice consenti » et aux élans patriotiques pour sauver la France. La souffrance et le désespoir n’avaient pas leur place dans cette histoire, bâillonnés par le discours officiel qui poursuivait et poursuit encore sa route sur les décombres. Lire la suite
Au cours de mes années dans le Nord, j’ai circulé sur le réseau des trains locaux, loin des TGV qui relient les grandes villes entre elles. Je suis allée dans l’Avesnois, une région rurale, à l’est de Valenciennes, limitrophe de la Belgique et des Ardennes. Le voyage de Lille à Avesnes est aussi long que de Lille à Paris, alors que la distance est deux fois moindre. Ces trains sont empruntés par des collégiens et lycéens qui stationnent en groupe sur le quai des gares. Tranche de vie.
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Sur le quai de la gare d’Avesnes-sur-Helpe, des ados très jeunes, tout blonds, attendent le train qui les emmènera vers Aulnoye. Ils fument tous. Un gamin plutôt maigriot aspire les bouffées de sa cigarette en marchant lentement, les bras un peu écartés du corps. Il gonfle les joues quand la fumée entre dans sa bouche et souffle fort pour l’en expulser. Il a une coupe à la mode, les cheveux très courts sur les côtés et plus fournis sur le haut de la tête. Il tapote la cendre de sa cigarette en tendant le bras loin devant lui, de l’air indifférent du type qui a fait ça toute sa vie, genre je fume, c’est mon métier. Il boit un jus de fruits au goulot d’une bouteille en plastique, sans doute de la framboise ou de la grenadine (mais est-ce que les minos d’aujourd’hui boivent de la grenadine ?). Il penche un peu trop la tête en arrière en avalant le liquide et retrousse la lèvre supérieure après avoir fini, comme s’il venait de prendre une rasade de whisky, genre John Wayne dans l’Amazone aux yeux verts. Il en fait des tonnes pour attirer l’attention des filles assises sur un banc, mais elles sont concentrées sur leur discussion avec un autre garçon aussi longiligne que lui. Pas facile de sortir du lot quand on a treize ans…
Un jour de mars à Oloron-Sainte-Marie, cimetière communal. Je cherche la tombe de mes grands-parents et de ma tante. Je croise un homme qui m’aborde. Il porte un béret béarnais, un grand béret noir à large bord, un pantalon en jean et une veste de toile bleue. J’ai quatre-vingt-trois ans, me dit-il, j’habite à côté, je suis tout seul, ma femme est morte, alors je viens me promener ici. Il a l’accent chantant du pays, la voix un peu rocailleuse. Mon fils est mort à trente-sept ans, me dit-il, sur un chantier à Bordeaux. Il a laissé une femme et deux enfants. L’entreprise nous a annoncé qu’il était mort, il était tombé d’un échafaudage, rien de plus. On a demandé des explications, on a écrit, rien. C’était mon fils, il avait trente-sept ans. C’est des moments qu’on n’oublie pas, non, on n’oublie pas. Il regarde le sol, les Pyrénées au loin et répète : c’est des moments qu’on n’oublie pas, vous savez.
Ils avaient une maison près de Mourenx, j’y allais pour faire le jardin. Une belle maison un peu isolée. Après, sa femme y allait avec les enfants, l’été. Maintenant je n’y vais plus, je suis trop vieux, quatre-vingt-trois ans, il hoche la tête. La maison est fermée, les enfants sont grands, ils vont la vendre, je suis à la retraite depuis longtemps, je viens me promener ici l’après-midi.
Ils ne nous ont pas répondu quand on a écrit, on n’a pas su ce qui s’était passé. C’est des moments qu’on n’oublie pas, vous savez, non, on n’oublie pas.
Le vieux monsieur s’éloigne entre les tombes, son grand béret noir sur la tête, vers le champ près du cimetière où paissent des moutons noirs et blancs avec au loin, les Pyrénées.