Trop plein

Fin d’après-midi de février, dans ma petite ville de banlieue. La nuit tombe, il pleut un peu et il fait froid (pas trop). Un peu trop chargée pour rentrer chez moi à pied, je cours vers le bus qui va m’en rapprocher.

La montée réglementaire par l’avant est trop difficile, le bus est bondé, c’est l’heure du bourrage des transports en commun. J’arrive à me hisser par la porte centrale, au milieu d’une mini-foule debout. Je vois de beaucoup trop près le grain de peau d’une jeune femme à ma droite et d’une autre à ma gauche. Une dame proteste contre le dos d’un grand jeune homme vêtu d’un blouson bleu à petits motifs blancs, la tête couverte d’une capuche, dos qu’elle juge trop près de son épaule à elle. « Mais il n’y peut rien ! » Lui dis-je avec un sourire. La dame me glisse « C’est la merde » et je pouffe d’un rire nerveux et communicatif. Elle sourit en haussant les épaules, genre, ben oui, vous avez raison. Le porteur du blouson n’a pas réagi, probablement plongé dans l’écoute de quelque musique apaisante.

Une jeune et jolie fille s’est retrouvée plaquée contre la porte centrale du bus. Elle est coiffée de deux tresses brunes entourées de bagues en métal ouvragé. L’une des tresses pendouille devant sa joue, l’autre disparaît derrière son oreille. Son regard est vague, comme absent de ce monde-là. Princesse orientale méditant sa déroute dans un bus de banlieue.

Un jeune homme, le dos plaqué contre la paroi du bus, consulte son smartphone, qu’il tient malgré lui tout près de ses yeux. La proximité de tous ces corps féminins le gêne visiblement, et il semble essayer de diminuer de volume, se rétractant mentalement. Il a un petit rire gêné, comme pour s’excuser d’être là.

En quelques minutes, un fou rire a gagné les passagers autour de moi, femmes et hommes pressés les uns contre les autres, observant d’ordinaire une distance respectueuse entre eux et se donnant au moindre frôlement du « excusez-moi », « pas de mal » ou a minima un hochement de tête avec mimique pour signifier qu’il n’y a pas d’offense, que l’honneur est sauf, même si son territoire personnel est envahi par d’autres.

Les Parisiens rodés à ce genre d’entassement s’en tirent par l’indifférence typique des wagons de métro, ce qui leur vaut une réputation de grincheux misanthropes, alors qu’ils utilisent la stratégie la plus astucieuse pour tenir dans des conditions intenables : s’abstenir au maximum d’interactions rendues périlleuses par le surnombre de personnes dans le même espace.

Ce soir, dans ce bus bondé, la tendance n’est pas à l’indifférence mais à l’humour. Il faut dire qu’il n’est pas trop tard, les passagers ont encore quelques réserves d’énergie. Je descends bientôt du bus et le laisse repartir toujours aussi plein (trois personnes sont montées pour deux descendues) en me demandant : si le trajet durait plusieurs heures, que deviendraient les sourires des passagers ? Des rictus, des grimaces, des insultes, des coups de poing, des pleurs ?

Il fait doux ce soir décidément, la pluie fine caresse mon visage, les lumières des lampadaires se reflètent sur l’asphalte mouillé. Au loin, le vaisseau électrique piqué de lumières glisse silencieusement sur la chaussée et disparaît dans le tournant du boulevard.

3 réponses
  1. Heydemann dit :

    Bravo Maryse, j’écris cette réaction du bus de banlieue qui me rapproche de chez moi et m’évite, chargée de courses, une montée de ma colline sous la pluie ! L’humour n’est pas de mise. Mais c’est nettement mieux que le début de mon trajet depuis Paris dans un RER bondé avec des travailleurs épuisés.

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  2. Alcide Carton dit :

    Chère Maryse, tu devrais publier les petites nouvelles que tu écris ! Celle-ci me rappelle un souvenir que je te transmets:
    « MÉTRO BOULOT PRESSO »

    C’était en 1982. Nos chéris avaient insisté pour assister avec nous aux funérailles d’Aragon. Fabrice venait d’avoir huit ans et Laurent onze. Nos grands gaillards d’aujourd’hui, à l’époque, étaient minces et plutôt petits pour leur âge ; et ouvrant des yeux émerveillés par cette découverte de la ville et un peu effrayés de ce premier voyage en métro, ils avaient véritablement l’air de provinciaux égarés. Le matin qui devait nous conduire quatre stations plus loin de la gare du Nord à Fabien avait été tranquille. On avait pu s’asseoir. La cérémonie terminée, nous fîmes « Paris by road », par le bus. Le nez collé aux vitres, nos lascars en mettaient plein leurs yeux.
    Vers dix-huit heures il nous fallut remonter d’Odéon à Gare du Nord par la ligne 4. Mon épouse qui ne les quittait pas des yeux refusa deux ou trois rames qu’elle jugea trop bondées. Et puis il fallut bien s’y résoudre et donner du postérieur et des épaules pour offrir un maigre espace à notre smala. Ils comprirent alors que même dans le wagon le plus bondé de Paris, on finit toujours par y faire sa place. L’odeur de la pluie se mêlait à celles de la sueur des passagers épuisés et des parfums insolents à quatre sous. Nul besoin de se tenir. Les corps collés les uns aux autres assuraient les équilibres. Line avait entouré de ses bras trop courts pour cela, comme elle le pouvait, ses chéris, prête à mordre sans doute qui les écraserait. On n’entendait que le bruit si singulier des machines du métropolitain. C’est alors qu’une sorte de miracle se produisit. Au premier arrêt, il fallut descendre, puis par la même gymnastique qu’au départ, reprendre sa place. Alors le groupe d’hommes et de femmes qui y étaient restés et dont les vêtements humides trahissaient bien leur condition se serrèrent encore davantage et permirent ainsi aux petits de respirer. Une femme africaine leur sourit, faisant de son ventre à la tête de notre cadet un oreiller réconfortant.
    Ce n’est qu’après que me revint à l’esprit ce si beau passage de la Défense de l’Infini dans lequel Aragon parle à sa façon du bon usage de la promiscuité.

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