Gavroche par Jacques Risso

Alcide Carton est inspecteur honoraire de l’Éducation nationale.
Il fait partie d’une génération d’instituteurs engagés auprès des enfants pour apporter le savoir à « ceux qui n’ont que l’école pour apprendre ». Il est intervenu régulièrement autour de la laïcité et a été à l’initiative d’un site à destination des enseignants sur l’immigration et la citoyenneté.
Depuis le confinement en mars dernier, il raconte les histoires de deux écoliers, Gavroche et sa sœur Minne.
Un soir, les parents de Gavroche et Minne reçoivent un couple âgé, élégant, elle « soignée comme ma grand-mère quand elle sort », lui, « avec des lunettes cerclées rondes d’intello en costard cravate gris-classe ». Monsieur et Madame Lescure furent leurs instituteurs, comme le comprennent les enfants ébahis. Ils ne sont pas venus par hasard voir leurs anciens élèves. C’est « le goût de la révolte » qui les a rassemblés, contre l’assassinat d’un enseignant qui en rappelle d’autres, il y a longtemps. Gavroche et Minne perdent un peu de leur légèreté…
Le lecteur qui voudra en lire plus peut contacter Alcide Carton à son adresse mail :
carton.alcide@orange.fr

Merci à Jacques Risso pour avoir croqué Gavroche !

In memoriam (extrait)

Lescure a écouté tout le monde, silencieux, ailleurs, comme si on parlait de l’assassinat de son propre fils. Puis il a dit :

– C’était en mars 62. À quelques jours de la signature des accords d’Évian signifiant la paix en Algérie, le retour de mon frère, la fin des angoisses à la maison. Je devais avoir ton âge Gavroche, un an de plus peut-être. J’étais en quatrième…

Alors j’ai ouvert grand mes esgourdes, j’ai mis la mémoire vive sur 20 Go pour ne rien oublier et j’ai fixé M. Lescure. Il continuait.

– Quelques jours avant, le 15 mars exactement, la radio nous avait appris qu’un commando de l’OAS avait abattu lâchement six éducateurs des centres sociaux qui étaient en réunion de travail à Château-Royal à Alger. Parmi eux il y avait un inspecteur d’académie, Max Marchand, un écrivain, Mouloud Ferraoun, et quatre autres enseignants : Salah Ould Aoudia, Ali Hammoutene, Robert Eymard, et Robert Basset. Passionnés par l’enseignement, animés par un idéal de justice et de partage, ils avaient rejoint, pour certains dès le tout début, les centres sociaux éducatifs créés en 1955 par Germaine Tillion, une sociologue ancienne résistante. Ils étaient devenus les principaux responsables de cette structure directement rattachée à l’Éducation nationale. Ils avaient rang d’inspecteurs. Ils s’occupaient de l’éducation et de l’instruction des enfants algériens privés d’école pour beaucoup à cette époque.

– C’est quoi l’OAS, M. Lescure ? ai-je osé.

– Ton grand-père te l’expliquera. Laisse-moi poursuivre. Donc, ce matin-là, à midi, à la sortie des cours, le directeur du collège (on ne disait pas principal à l’époque) a aligné devant lui toutes les classes en rangs, devant le perron central de l’entrée. Il s’est posté devant nous, grave.
C’était un homme juste et bon qui avait une grande autorité sur nous. Nous l’admirions car il connaissait individuellement chacun d’entre nous et s’occupait de tous, surtout ceux qui étaient les plus pauvres et les plus désespérés devant l’école. Il nous a parlé de la monstruosité des assassins, leur barbarie révélée devant l’humanité entière parce qu’ils avaient tué des enseignants accomplissant leur devoir d’émancipation humaine, révélant ainsi leur vraie nature fasciste et leur volonté de maintenir par la terreur les Algériens et les Français dans l’obscurantisme et la haine de l’autre. Marchand et ses amis, avait-il dit, méritent leur place au Panthéon. Plus jamais ça, avait-il conclu avant une longue minute de silence en leur honneur. Soixante ans après, je ne l’ai pas oublié.
D’autres attentats ont suivi. Des enfants en sont morts. Mais on a triomphé, même s’il demeure aujourd’hui des nostalgiques.

– Vous voyez, les enfants, quand j’ai su pour Monsieur Paty, la rage m’est montée et la douleur surtout. J’ai immédiatement pensé à mon directeur. Il y en a sans doute qui lui auraient fait subir le même sort, à l’époque. Et j’ai pensé à Max Marchand et ses compagnons. Celui qui a tué Monsieur Paty, et ceux qui l’ont encouragé d’une manière ou d’une autre, c’est de la même engeance que leurs assassins. La religion n’a pas grand-chose à voir là-dedans, si ce n’est qu’elle masque les vraies raisons de ces meurtres, à soixante ans de distance, et dresse les gens les uns contre les autres. Alors il faut se réunir, les punir et les faire taire.

– Tu vois, conclut-il en se tournant vers sa femme, peut-être nous aussi nous avons risqué notre vie sans le savoir. Qui sait. C’est pourquoi la mort de ce jeune prof qui pourrait être notre fils spirituel est notre affaire à tous. Nous avons fait notre devoir d’enseignants avec conviction et amour. À vous entendre, nous sommes sûrs qu’avec les valeurs que nous avons essayé de vous transmettre, vous ne laisserez pas faire. Avec nous les vieux, à votre tour de souffler sur les charbons ardents de la liberté.

À la fin de son discours, petit à petit sa voix s’était comme embuée, comme quand on a envie de pleurer et qu’on se retient.
– Bon, mon Pierrot, tu me le montres ton jardin suspendu ? A-t-il fini par dire pour rompre le silence.

Yasmine et maman pleuraient. Alors on a pleuré en silence avec elles.

 Signé Gavroche, le 27 octobre 2020