Agur mon frère

J’étais déjà orpheline, me voilà sœur unique.

Mon frère Jean, professeur de mathématiques, aimait corriger des centaines de copies, parlait couramment le basque et se déguisait en Père Noël pour amuser Les enfants des lacs *.

Il eut de belles funérailles à Biarritz, le 12 mai 2023.

De ses articles de mathématiques publiés dans des revues savantes, j’appréciais le côté poétique de certains titres :
Le théorème taubérien de Wiener et l’équation de la chaleur.
ou leur allure franchement extra-terrestre :
Propriétés multiplicatives universelles de certains quotients d’algèbres de Fréchet.

« Toi, quand tu publies un article de sociologie, me disait Jean, les journalistes te demandent des interviews, mais moi, quand je publie un article de maths, ils ne me contactent pas ! » Il avait l’air sincèrement étonné et déçu, avant de repartir se plonger dans les hiéroglyphes émaillant ses cours et ses publications.

Nous entretenions un dialogue étrange à la Alphonse Allais, l’humoriste qui voulait construire les villes à la campagne, car l’air y est plus pur.

Comme je faisais des recherches sur nos aïeux espagnols, il m‘a demandé un jour : « Dis, Maryse, tu ne pourrais pas trouver quelques Basques parmi nos ancêtres aragonais ? Ça va être compliqué, lui ai-je répondu, on ne se mélangeait pas beaucoup dans les vallées pyrénéennes ». J’ai eu beau chercher, pas plus de Basques chez les Aragonais que de villes à la campagne. Mais pas découragé, il s’est débrouillé pour en trouver quelques-uns dans notre branche paternelle, dont il nous a parlé triomphalement.

Jean pratiquait assidûment le rugby sur les gradins du stade de Biarritz. Jusqu’à la fin de sa vie, lorsque je lui demandais : « Comment vas-tu ? » Il me répondait : « Je suis effondré, Biarritz a perdu contre Béziers « . Ou alors : « Je vais beaucoup mieux, Biarritz a gagné contre Aurillac, 38 à 12 ! »

Quelquefois, le temps d’une parenthèse, nous nous retrouvions sur les traces de nos aïeux, entre Gurs, village béarnais et Urdués, village de nos origines aragonaises ou bien à Bayonne dans un colloque sur l’émigration basque vers les Amériques. Nos longueurs d’onde s’accordaient, nos planètes étaient en phase, on riait des mêmes choses.

Je formais avec mes deux frères un triangle dont nous étions les pointes, avec plein d’enfants dedans. Nous n’habitions pas au même endroit, mais on savait que les deux autres étaient là, et on avait toujours des histoires à partager.

Aujourd’hui le triangle est tout désarticulé, je reste la seule pointe, au sommet de la pyramide des générations, sœur unique un peu bancale, de guingois.

Partir, c’est mourir un peu, mais mourir, c’est partir beaucoup, disait Alphonse Allais.

Mais le poète m’entraîne :

À l’enterrement d’une feuille morte,
Deux escargots s’en vont.
Hélas quand ils arrivent, c’est déjà le printemps
Mais voilà le soleil, le soleil qui leur dit :
Prenez, prenez la peine, la peine de vous asseoir,
Prenez un verre de bière si le cœur vous en dit.
Mais ne prenez pas le deuil, c’est moi qui vous le dis.
Ça noircit le blanc de l’œil et puis ça enlaidit.
Les histoires de cercueils, c’est triste et pas joli.
Reprenez vos couleurs, les couleurs de la vie.*

Agur, mon frère, adishatz ! Je te souhaite une belle éternité !

*Les enfants des lacs est une association biarrote dont Jean Esterle était le trésorier.
*Extraits de L’enterrement d’une feuille morte, Jacques Prévert, 1945.

11 réponses
  1. Alexandre CAZERES dit :

    Sacré hommage à ton fraternel, ton poteau, que tu entourais ces derniers jours de ton affection craintive certes, mais présence affective forte que ce soit in situ ou au téléphone. Très belle relation de ce que la fratrie propose dans ce monde explosé. Bien à toi et à ta confiance dans cette présence digne et réconfortante. Cordialement

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  2. Pierre Castillou dit :

    Navré Maryse d’apprendre cette triste nouvelle, je rejoins Alexandre pour dire que ton hommage est magnifique ; là où il se trouve, ton frère doit être fier de la pointe féminine du triangle fraternel et il doit dire à ses amis du BO et « des enfants du lac » qu’avec toi, le professeur de mathématiques a compris que les racines essentielles ne sont pas forcément les racines carrées…
    Accepte mes sincères condoléances.

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  3. Marissi dit :

    Querida Maryse,
    Qué palabras más bonitas para explicar la relación con tu hermano y qué ceremonia más sentida para despedirlo. Eres una artista de las palabras.
    Me ha impresionado lo que cuentas de tu situación actual: el vértice solitario de un triángulo del que sólo quedas tu. Me prepara para lo que va viniendo, este tramo final, para abordarlo desde la alegría de estar viva y, al mismo tiempo, con la conciencia de cómo quiero acabar para no alargarlo demasiado y dejar las cosas arregladas para que sea sencillo para los que se quedan.
    Pronto te llegarán noticias de l’Ariège, para disfrutar juntas una vez más de las montañas.
    Un abrazo enorme y cálido,
    Marissi
    Trad. (ME) :
    Chère Maryse
    Quels jolis mots pour expliquer la relation avec ton frère et quelle émouvante cérémonie pour lui dire adieu. Tu es une artiste des mots.
    Ce que tu dis de ta situation actuelle m’impressionne : la pointe solitaire d’un triangle dont les deux autres ont disparu. Cela me prépare à ce qui m’attend : aborder ce dernier parcours avec la joie d’être en vie et dans le même temps, la conscience des conditions de ma fin, qu’elle ne soit pas trop longue, et le souci de laisser les choses en ordre pour simplifier la vie de ceux qui restent.
    Je t’embrasse très affectueusement,
    Marissi

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  4. Mireille Newman Jammes dit :

    Chère Maryse,
    Nicholas se joint à moi pour vous exprimer toute notre sympathie et tristesse pour la perte de votre frère. C’est un bel hommage que vous lui adressez avec cet article magnifique.
    Amitiés,
    Mireille N.J.

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  5. Portail Pierre dit :

    J’apprends simultanément et avec tristesse la disparition de vos deux frères. Je garde de chacun d’eux des images précises.
    Alain, le vif- argent et Jean, la gentillesse attentive.
    Toutes mes condoléances.
    Pierre Portail (Pondeilh, début des années 60)

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  6. Maryse Esterle dit :

    Merci, chers amis, pour vos commentaires. Je suis heureuse que ce texte ait touché votre sensibilité ; je m’y suis reprise à plusieurs fois pour l’écrire, jusqu’à trouver « les mots pour le dire », avec le poète et les chanteurs. Longue vie à vous !

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  7. Bénuffé dit :

    Coucou Maryse

    Jean s’en est allé drapé de tes mots doux et chaleureux . Bel et vibrant hommage.

    Nous t’embrassons affectueusement.

    Élisabeth et René

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