Publié sur le site « Raconter la vie » sous le titre « Un poste en fac » février 2014.

Un soir de janvier 2012. Pas grand monde ce soir dans le TGV Lille Paris. Je reviens d’une conférence-débat sur « Les conséquences de la précarité sur l’enfant, sa famille et son environnement ». J’y intervenais avec une jeune maîtresse de conférences, docteure en psychologie du développement.

Les TGV qui circulent entre Paris et le nord de la France me sont familiers. Je fais plusieurs fois par semaine des allers-retours entre Paris et l’IUFM d’Arras (Institut universitaire de formation des maîtres) où je suis enseignante- chercheure (une autre manière de désigner les maîtresses de conférences).

Après la conférence, les organisateurs nous ont invitées au restaurant près de la gare et j’ai pris une truite au pastis. À Lille. Elle était très bonne.

Ambiance feutrée dans la voiture 15 du TGV, il est presque 22 heures. Je me cale dans mon siège et m’apprête à corriger des copies d’examen du module du Master 2 « Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation » de l’IUFM intitulé « Élèves à besoins éducatifs particuliers », quand surgit au-dessus du dossier d’un siège devant moi, le visage rond et barbu de Régis et avec lui un souvenir amer vieux de dix-sept ans.

Régis est lui aussi maître de conférences en sciences de l’éducation, nous estimons nos travaux respectifs mais n’avons pas l’occasion de nous croiser. Il exerce dans une université de la région parisienne. Je vois régulièrement passer son nom sur des annonces de colloques, en en-tête d’articles dans la presse spécialisée en sociologie de l’éducation ou parmi les directeurs de recherches sur l’école et la vie dans les « quartiers ».

À chaque fois, j’ai un pincement, une amertume, un petit hoquet triste.

Oserai-je lui en parler aujourd’hui ? Je l’ai revu une fois quelques années plus tard mais ça faisait encore trop mal sans doute et je n’ai rien dit. Il me sourit dans le dos du contrôleur qui vérifie mon billet et je me dis oui, c’est le moment, raconte-lui, c’est un type bien, une occasion comme celle-là ne se représentera pas.

Il vient me voir après le passage du contrôleur : Comment vas-tu ? Ça va et toi ? Ça va. Je reviens d’une soutenance de thèse à Lille, je codirigeais cette thèse, un travail sur l’éducation par le théâtre, très bien. Ah oui, et moi j’ai fait une conférence sur la précarité et ses conséquences sur les enfants.

Avant que la conversation ne s’étiole, je me lance :

– Sais-tu dans quelles conditions s’est passé ton recrutement à l’université ?

-Non…

-Alors assieds-toi, je vais te le dire. C’était le premier poste de maître de conférences auquel je me présentais après ma soutenance de thèse, ça fait un moment déjà ! Un chercheur de ma connaissance m’avait signalé ce poste qui collait à merveille à mon « profil » (jeunes en difficultés ou quelque chose comme ça), tu te rappelles ? Un poste au département des sciences de l’éducation de l’Université de la Colline, pour lequel je n’aurais pas de reconversion à faire, peu de nouveaux cours à préparer… Pas comme ces jeunes enseignants-chercheurs qui doivent à toute vitesse construire, pendant l’été précédant leur entrée en fonction, des cours très éloignés du sujet de leur thèse ou de leurs cours précédents, trop contents d’avoir trouvé un poste, même à des centaines de kilomètres de chez eux !

J’ai donc envoyé un dossier de candidature et j’ai été sélectionnée parmi une cinquantaine de candidats pour être auditionnée. Nous étions en tout cinq candidats retenus pour passer devant la commission de spécialistes qui devait nous recruter, quatre hommes, dont toi, Régis, et moi. Je ne sais pas devant combien de personnes tu es passé toi-même, pour moi il y avait bien une douzaine d’enseignants-chercheurs, ça faisait un sacré jury ! L’audition s’est bien passée, j’étais en forme, je savais que les deux rapporteurs de mon dossier avaient insisté pour que je sois entendue. Le lendemain, Monsieur Jérôme, le directeur du département et décideur in fine du choix du candidat recruté (je l’ai su après), m’appelle pour me dire que mon audition était excellente, la meilleure même, mais il voulait travailler avec un homme.

Ce « choix » fut confirmé par le chercheur qui m’avait parlé du poste, il connaissait quelqu’un dans la commission de spécialistes qui lui avait dit la même chose. Tu t’en souviens sans doute, à cette époque, pendant une année ou deux, les candidats se présentaient sur les postes en fac mais devaient se présenter ensuite à la qualification par le CNU (le conseil national des universités, le sésame pour devenir maître de conf’) et devaient attendre quatre mois avant de savoir s’ils pouvaient être recrutés ou pas. C’est-à-dire que le candidat commençait par présenter son dossier devant la commission de spécialistes de l’université qui affichait un poste vacant, était sélectionné sur dossier puis auditionné dans le meilleur des cas. Ensuite, il devait présenter un autre dossier au CNU, examiné par deux rapporteurs qui n’avaient rien à voir avec l’université où il briguait un poste. Trois mois plus tard, le verdict tombait : qualifié ou non qualifié. S’il était qualifié, le candidat auditionné était alors classé et avait le poste à coup sûr s’il était le premier et moins sûrement s’il était deuxième ou troisième (auxquels cas il ne pouvait compter que sur le désistement du ou des premiers pour avoir le poste).

-La galère, dit Régis, oui, je m’en souviens bien, c’était absurde, des candidats classés par la fac de recrutement se retrouvaient disqualifiés ensuite, c’était n’importe quoi !

-Autant dire que cette année-là, on a tous passé nos auditions chaudement vêtus et on a eu le résultat final en chemisette. Quatre mois d’attente, qui étaient l’objet, on s’en doutait,  de rendez-vous incertains, manœuvres diverses, coups de pouce et accords tacites (je te prends ce candidat à Bordeaux et tu recrutes mon thésard à Montpellier). Officiellement, aucun contact n’était autorisé entre le jury et les candidats en dehors des auditions, concours de recrutement de fonctionnaires oblige, mais dans les faits, tout le monde le savait, les coups de téléphone étaient légion et les récrés pendant les séminaires de chercheurs et les colloques divers, parfois à l’autre bout du monde, bruissaient de calculs, de promesses et de contrats immoraux.

J’ai su que Monsieur Jérôme avait rencontré individuellement les quatre autres candidats après l’audition. Je l’ai appelé, j’ai fait des pieds et des mains pour le rencontrer moi aussi. Il était réticent mais ne pouvait guère me refuser ça. Quelques semaines plus tard, je le vis avec deux de ses collègues plus âgées, des femmes. Je me souviens d’avoir marché dans les couloirs de la fac avec eux, on est allé manger une bricole dans une cafétéria au milieu du campus.

Je me souviens aussi qu’il disait : J’en ai marre de bosser avec des bonnes femmes et les deux autres se marraient. Je me souviens d’avoir souri en me disant que je devrais lui casser la figure. Ce qui m’a le plus blessée c’est que j’aie dû sourire pour garder une chance d’avoir ce poste. Je ne devais pas prendre ça au sérieux, enfin si, car c’était pour lui un argument de poids, mais je ne devais pas prendre ça avec le sérieux que ça demandait, je ne pouvais pas me mettre en colère ou protester. J’aurais perdu ainsi toutes mes chances d’avoir ce poste. Il rigolait bien en parlant des « bonnes femmes » et ses deux collègues aussi.

Le temps a passé, le printemps a succédé à l’hiver, les perce-neiges ont cédé la place aux primevères, aux tulipes et aux iris, les pulls en laine aux tee-shirts. Je l’ai rappelé quelque temps avant les résultats. Il m’a dit : Je réfléchis, j’hésite entre Régis et toi, mais je préférerais travailler avec un homme. Et moi je me disais, non, c’est pas possible, il ne va pas faire ça et les autres, ils ne vont pas laisser faire ça, non ! Bref je n’y croyais pas. Jusqu’au jour où mon mari m’a appelé pour me dire que Monsieur Jérôme avait téléphoné à la maison pour dire que j’étais classée deuxième. C’était toi le premier.

Ce jour-là et les suivants, j’ai pleuré toutes ces années de labeur, les soirées, les week-ends et les vacances passés à préparer une thèse en sociologie sur les bandes de jeunes et les prises de risque, en avalant la littérature scientifique sur le thème et les sujets adjacents, pour en arriver à me faire coiffer au poteau sur un poste qui m’allait comme un gant parce que j’étais une gonzesse, alors que j’étais la meilleure, de l’avis même de celui qui m’évinçait. Tu savais ça ?

Régis m’a écouté avec attention, les yeux un peu ronds vers la fin.

-Non, pas du tout, je n’en ai jamais entendu parler, ni avant ni après.

Et le pire, c’est que je n’ai pas pu me plaindre, protester, contre-attaquer. Je n’avais qu’un témoin qui se serait sans doute rétracté puisqu’il était de seconde main, et une protestation pour discrimination m’aurait fermé irrémédiablement les portes d’autres recrutements. J’aurais été grillée comme chieuse, affabulatrice, casse-couilles, enfin tu vois… Quand j’en ai parlé (un peu) autour de moi, j’ai rencontré peu d’écho, une enseignante chercheure m’a dit qu’elle n’avait jamais entendu parler de ce genre de choses, alors j’ai fermé ma bouche et j’ai attendu trois ans supplémentaires pour trouver un poste.

Jamais personne n’en a parlé, reprend Régis, même pas Monsieur Jérôme autour d’une bière après les réunions, et il y avait entre autres Fabienne dans la commission (une chercheure qui a la réputation d’être féministe), elle n’a rien dit non plus. Des deux femmes qui étaient avec lui lors de votre rencontre après l’audition, (Suzanne quelque chose et un autre nom que j’ai oublié), l’une est morte très vite d’un cancer et l’autre ne m’a rien dit de tout ça.

Régis a un regard doux, je crois qu’il me croit, mon chagrin et ma rage d’alors sont devenus simple tristesse. Je reprends : Je n’ai jamais revu Monsieur Jérôme ni ne lui ai parlé. J’aurais voulu lui dire ce que j’ai ressenti à ce moment-là, qu’il le sache, non pas pour qu’il change, mais pour que j’aille mieux, moi. Pour effacer le sourire de convenance que j’ai maintenu lors de cette balade sur le campus de l’université avec mes exécuteurs. Le plus dur aussi, c’est que j’étais supplantée par un bon sociologue. Si le candidat choisi avait été une brêle, ç’aurait été trop évident – ça m’est arrivé lors d’un autre recrutement, j’en fus écœurée mais pas humiliée – mais là, que dire ? Tu étais bon !

– J’avais un contrat de recherches à ce moment-là et ça m’était un peu égal d’avoir un poste, répond Régis, dans tous les cas ça n’aurait pas été une catastrophe de ne pas avoir celui-là, alors que toi…

-Moi c’était différent, j’avais vraiment besoin d’un poste. Je ne te raconte pas les années qui ont suivi, avec ces auditions à Rouen, Caen, Tours, Reims, Auxerre…. Les membres des commissions de spécialistes (!) qui refaisaient ma soutenance de thèse sans connaître le sujet, les candidats locaux pré recrutés, les autres faisant tapisserie dans des salles mal chauffées, sans même un gobelet de café, debout dans un couloir quelquefois… Et enfin le poste à l’IUFM ! J’y ai rencontré des gens adorables et passionnants, j’ai goûté la chaleur et la combativité des gens du Nord et les tartes au Maroilles (sans compter la truite au pastis). J’ai accompli dignement une carrière d’enseignante-chercheure dans une institution décriée dont je me suis efforcée, avec d’autres, de relever l’honneur…

Mais j’affiche au compteur bientôt treize ans de voyages à Douai d’abord et Arras ensuite, les levers à six heures, le compte en banque vidé par ces déplacements, la fatigue causée par ces allers-retours incessants, les tentatives de mutations sans effet… Car on mute comme on recrute chez nous, sur critères… Flous ? Aléatoires ? Bizarres ? Bref, je finirai ma carrière à Arras et ne connaîtrai pas le plaisir d’enseigner dans une fac proche de chez moi. Voilà, tu connais l’histoire. Je suis contente de t’en avoir parlé.

Régis reste songeur. Il ne répond rien, sans doute parce que je ne suis pas en colère. Tout est dit. Nous arrivons à Paris, deux bises pour se dire au revoir, à bientôt, porte-toi bien.

Oui c’était bien, j’ai été très heureuse d’être maîtresse de conférences dans le Nord (je tiens au féminin, allez savoir pourquoi). Mais tout au long de ces années, en deçà de l’enthousiasme, de l’engagement, de l’endurance que réclame ce métier où rien ne commence ni ne finit jamais, un petit quelque chose m’a toujours freinée, une larme au coin de l’œil, la gorge qui se serre, un soupir, en souvenir des préférences de Monsieur Jérôme, du silence de ses comparses et du sourire que j’ai dû arborer.