Vol d’oiseaux
Mairie des Lilas, début de l’été. Un attroupement dans le couloir du métro, un peu en retrait de l’escalier qui mène vers la rue : deux ados, l’un furieux, l’autre tétanisé, se font face, visages à dix centimètres l’un de l’autre. Tension des corps, violence à fleur de poing, lèvres crépitantes.
Autour d’eux, un groupe d’ados garçons et filles. J’interviens :
— Qu’est ce qui se passe ? Vous êtes à dix contre un, il est tout seul !
— Non, Madame, il va pas le taper, on le laisse pas faire, me répond un jeune garçon, très calme.
Les filles, un peu en retrait, approuvent.
Je m’adresse à l’ado furieux :
— Ne vous battez pas, ça peut être dangereux, vos vies sont importantes !
Dans un précipité de mes années d’éducatrice, je pense à ces jeunes qui ont commencé par s’injurier, en sont venus aux mains, un mauvais coup et la vie bascule : un mort, un blessé grave, la police, la justice, les familles horrifiées, la vengeance enclenchée, des années de désespoir et de haine figée dont on a oublié la cause.
J’ai envie de leur dire tout ça mais je ne peux que bafouiller d’une voix enrouée :
— Vos vies sont importantes ! Il ne faut pas vous battre, pensez à vos parents !
L’ado furieux me regarde, interloqué, et je vois la même hébétude dans les yeux du groupe : c’est qui cette mamie, qu’est-ce qu’elle veut ? Peut pas nous laisser régler nos comptes tranquilles ?
Pendant ma tirade pataude, l’ado précédemment tétanisé a filé comme une flèche vers l’escalier qui descend vers le métro.
Le groupe, son leader modérateur, moi-même et l’ado furieux nous dirigeons vers l’escalier de sortie.
L’ado furieux l’est doublement : il s’estime offensé et sa proie vient de lui échapper.
— Tu sais il a fait quoi ? Il a mal parlé sur ma sœur ! hurle-t-il à l’ado modérateur qui, décontenancé, ne sait que répondre pendant quelques secondes. L’accusation est d’importance : l’honneur des femmes est la pierre angulaire de la réputation des familles, elle-même garante des échanges matrimoniaux, sociaux, commerciaux… Les jeunes hommes veillent à l’intégrité de cette réputation. Tous les cimetières du pourtour méditerranéen vous le diront.
Profitant du vacillement provoqué par ses paroles, l’ado furieux fonce vers la descente du métro, à la poursuite de l’ado offenseur. On dirait qu’il se déplace sur des roulettes, tas de muscles tout frais habité par une idée fixe. Le groupe court derrière lui et je le vois disparaître vers l’escalier roulant. Cette fois-ci, je ne vais pas m’interposer entre la colère de l’ado furieux et le danger couru par son supposé offenseur. J’estime avoir rempli mon rôle de vieille sage et de toute façon, je ne pourrais jamais les rattraper, cinquante ans d’agilité des jambes nous séparent.
Je gagne la placette à la sortie du métro en philosophant toute seule : contrairement à beaucoup de mes concitoyens, j’ai l’habitude d’intervenir dans ce genre de situation et un jour, je vais me prendre une beigne, c’est sûr, mais je ne peux pas m’en empêcher ; éducatrice un jour, éducatrice toujours, etc.
Ô miracle, juste derrière moi, le groupe sort du métro sous le soleil de la placette. L’ado modérateur marche à côté de l’ado furieux, les autres les entourent.
— Tu vas voir, je vais le retrouver et là, je vais lui…
La vocifération se perd dans le bruit de la rue.
La paix règne à nouveau au métro Mairie des Lilas, pas de gyrophare de police aujourd’hui, de sirène d’ambulance ni de hurlements de parents.
On peut être sérieux quand on a dix-sept ans.
Oui, c’est important d’intervenir dans des cas comme ça, au moins d’essayer de parler à ces jeunes (bien sûr, avec tout le respect qu’ils méritent). Ici, à Cergy-Pontoise, depuis une vingtaine d’années on a vu des garçons très jeunes morts d’un coup de couteau. Avant, on s’expliquait aux poings, on se bagarrait même très fort, mais maintenant c’est un couteau qu’on sort tout de suite, souvent rien que pour un regard. C’est très triste.
@ contrairement à beaucoup de mes concitoyens, j’ai l’habitude d’intervenir dans ce genre de situation et un jour, je vais me prendre une beigne, c’est sûr, mais je ne peux pas m’en empêcher ; éducatrice un jour, éducatrice toujours,
ça, c’est bien vous, citoyenne Maryse… Chapeau bas !… Serais-je capable de faire la même chose ?
Je l’espère… Bien belle journée !
Bravo, Maryse, pour ton courage !
Un jour, je me suis fâchée dans un RER bondé (avant la pandémie !) parce qu’une femme avec un jeune enfant pleurant était debout, compressée par la foule, et qu’aucun des jeunes hommes assis ne se levait. J’ai crié « si personne ne se lève pour donner sa place, je vais le faire ! ». Résultat : c’est une femme plus jeune que moi, mais pas de beaucoup, qui s’est levée ! Estomaquée, j’ai juste dit aux autres « et bien, la honte ne vous étouffe pas ! ». Et l’on a voyagé chacun plongeant du nez dans son coin.
Je complète : ce n’était évidemment pas un acte de courage, comme celui de Maryse, je ne risquais rien, mais le signe d’une exaspération devant le manque d’humanité de beaucoup de ces zombies qui prennent le RER (B, je précise).
Bravo Maryse pour ton intervention citoyenne !
C’est sûr qu une intervention authentique de tierces personnes peut être apaisante, ou limiter les dégâts…
Je te reconnais bien aussi.
Belle soirée!
Cette histoire me rappelle une situation analogue que j’ai vécue quand j’habitais le XXe arrondissement.
Vers la rue du Borrégo, je vais faire mes courses et je vois un jeune gamin (10/12 ans) en train de bougner sans retenue un autre gamin du même âge, qui était KO debout, affalé contre la portière d’une voiture. De manière assez naïve, je dis au boxeur « Mais tu vas lui faire mal » sans me rendre compte sur le moment que c’était le but recherché. Le boxeur lâche sa prise et l’autre se tire sans demander son reste.
Je ne sais pas ce qui s’était passé avant mais je relève ma tête du duo infernal et là je vois plein d’adultes devant leur porte qui rentrent illico pour ne pas croiser mon regard. Ils n’étaient pas intervenus, sans doute en raison d’une proximité familiale avec le boxeur.
Je suis reparti avec une envie de leur taper dessus, à ces complices passifs.
Comment éduquer les enfants sans commencer par les adultes ?
Mais que diable allait-elle donc faire dans ce métro?
Bravo et merci pour ce joli texte, Maryse.
Comme quoi, vois-tu, on oublie parfois les gestes de simple sociabilité.
Dans le « paradis » de mon enfance qu’était mon village natal, loin cependant de la Méditerranée, les histoires d’honneur entre gamins ou ados se réglaient aussi à la loyale, non pas dans les bouches de métro, mais à la sortie des « estaminets » ou des bals montés les soirs de ducasse. Quand le ton montait trop fort, après un temps d’observation, il se trouvait toujours un ou deux adultes « raisonnables » pour mettre d’accord les belligérants et ramener la paix. On n’appelait pas les flics, ni les journaux ; si besoin, quelques gifles paternellement bien appuyées servaient d’arguments et personne n’y trouvait à redire, surtout pas les ados qui s’éloignaient, les joues rouges en grognant. Il faut dire qu’à cette époque on n’était pas ado longtemps. L’usine ou la mine faisaient rapidement de toi un homme et s’y jouaient rapidement des affaires plus sérieuses. J’ai souvenir cependant que les affaires d’honneur avaient plus à voir avec les beaux yeux d’une blonde et ses faveurs qu’avec celui de la sœur. C’est ainsi que dans un village du Ternois, un soir de ducasse, je reçus une belle rouste des gars du coin dont j’ai gardé le souvenir douloureux pendant au moins une semaine. Je crois me souvenir aussi que la blonde en question fit semblant de s’en offusquer sur le moment et m’oublia bien vite.
En effet, on n’est pas sérieux quand on a dix sept ans ! Et foin des bocks et de la limonade….
À bientôt,
Amitiés.
Chers amis,
Merci pour tous vos commentaires, que j’ai lus avec grand plaisir et qui se répondent les uns aux autres.
Je n’ai pas l’impression d’avoir du courage en intervenant dans ce genre de situation, ça ne me coûte pas de m’y lancer et je sens plus de danger pour les protagonistes que pour moi-même. Là, je craignais pour les deux ados, un mauvais coup est vite arrivé… Et il ne s’agissait pas d’un règlement de comptes par arme à feu tout de même, auquel cas j’aurais garé mes abattis comme tout le monde. Par contre j’ai besoin de tout mon courage au bord d’une falaise ou sur un sentier qui longe un précipice, car j’ai le vertige et là, je n’hésite pas soit à reculer, soit à demander de l’aide ! Et je suis toute fière quand j’ai passé l’obstacle. Nous avons tous nos limites et elles ne se situent pas au même endroit. Bref, chacun fait ce qu’il peut !