Reconnaissance

Magritte,, Artsper

L’écrivain argentin Tomás Barna, dans une de ses nouvelles*, raconte son étonnement quand son ami Alberto lui assure qu’un certain Daniel et lui furent très amis à Buenos Aires au temps de leur jeunesse. Si Tomás se souvient très bien de ses copains d’alors, il ne remet pas du tout Daniel, censé avoir été son alter ego à ce moment-là. Daniel non plus ne voit pas qui pourrait être ce Tomás dont lui parle son ami Alberto.

Il y a longtemps déjà, je faisais mes courses dans une grande surface. Au détour d’une allée, je tombai sur une dame installée derrière un stand de démonstration d’un produit que j’ai oublié aujourd’hui. Des décennies plus tard, je me souviens bien d’elle : petite, menue, les cheveux châtains en carré autour d’un visage aux traits fins animé d’un sourire aimable.

Nous eûmes elle et moi le même léger sursaut : nous nous connaissions, mais d’où ? Nous étions sympathiques l’une à l’autre, nous avions partagé des moments autour d’une activité récente… Nous passâmes en revue les lieux où nous avions pu nous rencontrer : l’association des parents d’élèves, une association de quartier, la bibliothèque, la piscine, le marché, que sais-je ? Rien de tout cela n’était convaincant, aucun de nos deux noms ne disait quelque chose à l’autre et pourtant une certaine familiarité nous réunissait.

Au bout de trente minutes de recherche sans succès, nous nous séparâmes sans avoir résolu cette énigme, aussi déroutées l’une que l’autre. Depuis, je pense souvent à cette femme inconnue et si familière pourtant. L’avais-je rencontrée dans une autre dimension, un autre temps ou bien ma mémoire avait-elle appliqué une amnésie sélective à sa personne, pour éviter que ce souvenir inoffensif n’en réveille un autre, beaucoup moins agréable, qui lui aurait été associé ? Des années après, je n’ai toujours pas la réponse, aucun déclic ne s’est produit autour de cette troublante rencontre.

Par la suite, j’ai souvent fait des gaffes en ne reconnaissant pas des gens qui me remettaient parfaitement, mais ces confusions étaient plus explicables : je donnais des conférences devant des dizaines des personnes et j’échangeais ensuite quelques mots avec certains des participants que j’oubliais très vite, l’esprit encombré par le visage des organisateurs ou des participants à d’autres réunions…

Mais le plus étrange de la rencontre avec la dame de la grande surface était que chacune savait connaître l’autre et se heurtait au même mystère, inverse de celui de Daniel et Tomás de l’histoire qui eux, affirment n’avoir rien en commun alors qu’Alberto est persuadé du contraire.

Comme l’évoque Tomás Barna à la fin de sa nouvelle, quelquefois, les creux de la mémoire deviennent des puits sans fond, et les personnages de cette histoire sont des ombres dans un rêve.

*El trueque, un grabado insólito por un cuento con sabor a nostalgia y misterio,
in Sueños, imágenes y sortilegios, Editorial Dunken, Buenos Aires, 2004, pp. 47-58.

6 réponses
  1. Heydemann dit :

    Merci, Maryse, ton récit tombe bien, les creux de mémoire sont parfois obsédants ! Récemment, j’ai croisé dans l’exposition municipale de ma ville une dame masquée que j’ai reconnue en premier, puis elle m’a reconnue. Nous avons vite retrouvé que nous sommes mères de deux ex-compagnes d’école… L’ennui, c’est qu’elle se souvenait bien du prénom de ma fille et m’a tutoyée, mais que je n’ai pas osé lui demander son nom et que je le cherche toujours !

    • Maryse Esterle dit :

      J’ai vécu le même genre de situation aussi et cela donne lieu à des contorsions mondaines où on n’ose pas dire qu’on ne reconnaît pas l’autre, et plus on avance dans la conversation, moins c’est possible de le demander ! Quand les personnes sont masquées, c’est encore plus difficile ; d’ailleurs les bals masqués permettent de cacher son identité, c’est bien pratique quelquefois…

  2. Alexandre CAZERES dit :

    Quelle virtuosité en effet dans ce récit qui fait si bien passer les émotions de la situation et le trouble de la mémoire ! Pour ma part il me renvoie à une nouvelle de Jean-Denis Bredin parlant indirectement de sa femme de ménage maladroite mais attachante. Il trouva le moyen d’écraser quelques larmes lorsque Pivot, indélicat, l’interrogea sur cette perception !

  3. Bernard Lascar dit :

    Article intéressant très bien illustré par cette photo d’un tableau de Magritte. Notre esprit enregistre certaines choses, et d’autres s’envolent dans les airs. J’ai récemment rencontré quelqu’un que je croyais reconnaitre et qui ne me connaissait pas. En discutant j’ai appris qu’on vivait, étant jeunes, à 30 km l’un de l’autre dans le Sud-Ouest, qu’on avait le même âge et qu’on avait fait des études dans la même ville. Sa tête me disait quelque chose alors que nous ne nous étions jamais parlé avant ! Pourquoi lui ?

  4. Maryse Esterle dit :

    Merci pour vos commentaires ! Quand je « descends » dans le Sud-Ouest, il m’arrive souvent de croire reconnaître quelqu’un, mais cela tient au fait que la personne ressemble à quelqu’un de ma famille, originaire de la même région. Un peu de lointaine consanguinité donne la même démarche, la même forme du visage, les mêmes mimiques… mais ce n’était pas le cas de la dame de la grande surface, qui garde tout son mystère !

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