Le poids des livres
Changement de maison. L’occasion de trier, de se débarrasser du superflu. De tamiser le tas de livres qui pèsent lourd dans les cartons. J’en ai donné beaucoup, ou plutôt je les ai mis dans une boîte à livres. Curieusement, le lendemain ils n’étaient plus là, tous disparus, même les analyses épineuses en sciences sociales ou les traités de jardinage des années 60. Des marchands passent-ils les rafler d’un coup pour les revendre au prix du papier ? Les livres ordinaires, ceux de tout le monde, perdent de leur valeur en vieillissant. Ils pèsent lourd et filent vite, interchangeables sur les tables des libraires, direction les boîtes à livres.
Il faut bien choisir, à l’heure du déménagement. À moins de les oublier, entassés sans ordre à la cave ou au grenier ou de laisser à nos héritiers la corvée de s’en débarrasser sans discernement, mais qui en voudra, de ces bibliothèques anonymes et dépareillées ?
Dans le conte de Jorge Luis Borges El congreso, Don Alejandro finit par faire brûler tous les livres de la bibliothèque du Congrès du Monde, et avec eux l’utopie de rassembler tous les hommes de toutes les nations, assistés de toutes les œuvres classiques de tous les pays et de toutes les langues. Chimère qui finit en cendres et en fumée. Parmi les œuvres du Monde, il faut choisir ou ne rien garder.
Certains resteront toujours avec moi, comme Scènes de la grande pauvreté de Sylvie Péju. Ouvert par hasard il y a près de 40 ans, il décida de mes choix de recherche, ce récit de jeunes familles si pauvres que tout s’effilochait entre leurs doigts, destins tracés d’avance, misère dans les têtes, les corps, les rêves.
Histoire de mots, Culture et civilisation, de Philippe Beneton, fut mon premier pas dans les sciences humaines, un été du début des années 80. Je me souviens des heures passées sur une machine à écrire cliquetant dans la nuit de Biarritz, suant sang et eau pour construire un projet de recherche sur les bandes de jeunes à partir des quelques concepts présentés dans l’ouvrage.
Ces deux-là sont de vieux amis, fidèles sur les étagères. Tout cela a bien existé puisqu’ils sont là.
Je ne peux pas citer tous ceux qui me suivent d’une maison à l’autre. Ils sont trop nombreux, essais, romans, récits, livres d’histoire, d’art, de photos. Certains n’ont plus de couverture, le dos déchiré ou inexistant, des pages manquantes, un nom aimé ou une dédicace sur la première page. Je les rafistole comme je peux, les feuillette avec respect, ces vieux livres aux pages parsemées de taches de vieillesse comme un jour mes propres mains. D’autres pèsent si lourd que je ne peux les lire qu’assise à une table.
Les livres parlent, respirent, leurs pages tournées diffusent des arômes de papier. Senteur de forêt des livres anciens, parfum de frais des livres neufs, odeur neutre des livres de bibliothèque passés par trop de mains… Ils résistent aux tablettes et liseuses numériques, qui en contiennent des dizaines d’un coup mais ceux-là ne sentent rien, ne se feuillettent que de manière virtuelle, et font mal aux yeux à force de les lire sur écran.
Le cimetière des livres oubliés rassemble dans la bibliothèque labyrinthique de La sombra del viento (L’ombre du vent) de Carlos Ruiz Zafón, des livres qui un jour furent « le meilleur ami de quelqu’un » pour se perdre ensuite dans l’oubli. Ils attendent qu’un nouveau lecteur les choisisse, les adopte, leur redonne vie.
Les boîtes à livres mal rangées, mystérieusement vidées parfois, recueils des livres oubliés ? Trouvailles installées durablement dans ma bibliothèque : Un oiseau pour le chat, de Denyse Simenon, Histoire d’un crime, de Victor Hugo (édition de 1879), La raison de ma vie, d’Eva Perón, et d’autres ! Ceux que j’y dépose seront peut-être les trouvailles des passants inconnus, ramenés à la vie par le hasard de la rencontre…
Livre, résumons-nous : tu es lourd, encombrant, fragile, tu ne contiens pas toujours des trésors, tu ne vaux pas cher une fois lu, tu n’es pas toujours relu, mais ta présence m’apaise, ton poids me rassure, te feuilleter m’enchante, je ne peux me passer de toi !
Y qué razón tienes! La relación de l@s amantes de los libros con los libros es muy especial, una adicción como todas las relaciones amorosas que tienden a la posesión. Yo por Sant Jordi (la fiesta del libro y la lectura en Catalunya) me prometí no comprar ninguno más hasta rebajar los montones de libros que tengo en casa pendientes de leer. Sólo me compré dos.
Trad (M.E.) : Tu as bien raison ! La relation des amoureux des livres avec les livres est très spéciale, une addiction comme toutes les relations amoureuses qui tendent à la possession.
Pour San Jordi (la fête du livre et de la lecture en Catalogne), je me suis promis de n’en acheter aucun avant d’avoir fait baisser les piles de livres que je dois lire à la maison. Je n’en ai acheté que deux.
Bravo, Maryse ! Comment fais-tu pour écrire ce que je pense et, en plus, dans un si beau style ?!
Merci Marie-Claude, j’étais devant mes pilles de bouquins et cela m’a inspiré ce petit article. Les livres sont toujours un problème, ils sont encombrants et posent la question du choix mieux que les autres objets que nous transportons d’un lieu à l’autre, mais le format papier est irremplaçable !
« Objets inanimés avez-vous donc une âme »… Ce poème de Lamartine s’applique particulièrement aux livres. Un livre est plus qu’une information sur des sujets quelconques ou des sentiments transmis par des écrivains ou poètes. C’est une rencontre à un moment donné entre un écrivain et un lecteur dans l’intimité de celui-ci. C’est cela qui crée le lien : l’auteur comme le lecteur se donnent et se livrent.
C’est vrai, le livre est un dialogue entre l’auteur et le lecteur. Certains textes sont tellement explicatifs que le lecteur n’a plus rien à faire et s’ennuie, alors que d’autres « donnent à réfléchir », incitent à se poser des questions, à vagabonder dans le texte et dans sa propre histoire…