Trop belle pour toi
Une belle journée de printemps dans les années 1990. Épreuve orale de l’examen du diplôme d’éducateur spécialisé. Les jurys sont en binôme, un homme, une femme. Pendant trente minutes, nous interrogeons les candidats. Ils ont préparé un court exposé sur un sujet tiré au sort et nous leur posons quelques questions sur le travail social.
Une jeune femme prend place en face de nous. Elle est merveilleusement belle. Des yeux verts limpides, une chevelure auburn retombant en boucles sur les épaules, un teint hâlé parsemé de quelques taches de rousseur. Mince sans excès, un jean de bonne coupe et un pull assorti. Andie MacDowell dans Quatre mariages et un enterrement.
Elle cafouille dans son exposé, répond des banalités à la question sur les qualités requises pour exercer la profession d’éducateur, ne peut rien nous dire d’un grand pédagogue de l’enfance difficile qui a tant œuvré pour les gamins perdus de l’après-guerre.
Elle est suivie d’une candidate boulotte, le cheveu châtain terne, l’œil banalement noisette, habillée gris/marron sans goût. Josiane Balasko dans Trop belle pour toi. La candidate synthétise parfaitement le sujet de son exposé, relie les apports théoriques de sa formation et son expérience de stage, répond judicieusement à une question sur le rôle des travailleurs sociaux en période de chômage. Bref, un régal. Voilà quelqu’un qui entrera dans le métier avec une bonne formation de base et le recul nécessaire pour comprendre les enjeux des politiques publiques à venir.
Vient l’heure du bilan. Chacun de nous a mis une note provisoire aux candidats et nous comparons nos appréciations. Mon binôme s’exclame : Cette candidate (Andie MacDowell), quelle clairvoyance, quelles connaissances ! Un esprit de synthèse, vraiment une professionnelle remarquable ! Allez, 18/20 ! Qu’en penses-tu ? (on se tutoie dans le travail social, même sans se connaître).
J’en pense que ce n’est pas Andie MacDowell qui a exprimé tout ça, c’est Josiane Balasko. Je rétablis avec mon collègue l’ordre des compétences et du savoir. Penaud, il retire son 18 à Andie et nous l’attribuons d’un commun accord à Josiane. La beauté auburn se retrouve avec un 12 un peu surdimensionné, mais allez, nous sommes dans un bon jour, elle progressera, plus tard.
Je comprends enfin pourquoi nous sommes tous en binôme, un homme, une femme. Les organisateurs de l’examen l’ont bien compris, les hormones peuvent nous jouer des tours. Non seulement Josiane n’est pas très belle, mais en plus on lui pique ses idées, son travail et sa lucidité. Mais je ne me pavane pas dans mon rôle de justicière féministe. Qu’aurais-je fait si s’étaient succédé devant moi Alain Delon dans Le Guépard et Michel Blanc dans Les Bronzés ? N’aurais-je pas surnoté le magnifique spécimen du genre masculin à moitié ignare aux dépens du petit chétif rayonnant d’intelligence et de sensibilité ?
Qui lo sa? Mais ton article est très représentatif de la réalité…
Veux-tu faire Maryse, après le 8 mars l’éloge de la parité ou alors signifies-tu que cette année, malgré la même stimulation printanière, une grande lucidité s’empare de nos esprits ? En tout cas, toujours une très belle écriture et un hommage mérité aux figures du cinéma qui nous aident à désigner nos contemporains . Amitié
Ici la parité n’avait pas que des avantages éthiques mais était utile d’un point de vue pragmatique. Quant à la lucidité, hum, je ne suis déjà pas sûre de la mienne, alors…
La beauté peut être fascinante, mais de là à en perdre toute objectivité ….
Plusieurs études ont montré qu’un « physique attractif » (tout est relatif et les critères changent) avantage les candidats hommes et femmes qui sont dans les normes au détriment de ceux qui sont considérés comme « disgracieux ». C’est une règle implicite, que j’ai expérimentée avec Andie et Josiane !
J’ai rencontré aussi cette situation dans ma carrière, présidant pendant près de quinze ans des jurys de concours de profs des écoles en divers lieux de France où comme chacun sait la population féminine est très majoritaire. J’ai toujours veillé à réclamer la mixité des jurys ; mais malgré cela personne n’est à l’abri des processus qui commandent à ces « théories implicites » comme les appelait Leyens.
Je vais confier ce très beau récit à ma belle-fille, professeure d’université à Lille dont les recherches portent sur les questions de « genre » au travail. Elle a mis en évidence et avec brio les processus en jeu dans son ouvrage : »Sexisme et psychologie ». C’est chez L’Harmattan (2020).
Merci Alcide, je ne suis pas étonnée de ton attention à ces questions !.