Crêpe de Noël
Un samedi de décembre rue du Temple. Un homme est assis sur le rebord de la devanture du Bazar de l’Hôtel de Ville (BHV pour les Parisiens). La cinquantaine, le regard direct, digne. Vous n’avez pas un peu d’argent ? Je voudrais une crêpe au fromage.
Une crêpe au fromage ? Justement, à cinquante mètres de là, une petite boutique de crêpes au comptoir ouvert sur la rue répand sur le trottoir une délicieuse odeur de pâte et de sucre.
J’ai depuis longtemps renoncé à donner une pièce aux miséreux qui font la manche. Une foule tend la main, disséminée sur les trottoirs, les bancs, dans les couloirs du métro, aux feux rouges. Si je donne à l’un, je donne à l’autre. Impossible. Trop nombreux. Alors, je fais comme les autres passants, une dénégation rapide de la tête, le regard ailleurs.
Mais aujourd’hui… J’ai dépassé l’homme assis et sa demande de sucrerie, je m’approche de l’étal du marchand de crêpes. Il termine de servir deux jeunes femmes élégantes et belles comme on l’est à vingt ans lorsqu’on est bien nourrie depuis l’enfance.
Je m’entends dire : une crêpe au fromage s’il vous plaît. Je rajoute un œuf ? demande le marchand. Oui, un œuf en plus, c’est bien. Il étale la pâte avec une spatule, la fait rouler pour qu’elle épouse la plaque de cuisson sans dépasser. Je me demande toujours comment font les marchands de crêpes pour faire des cercles aussi parfaits, avec une pâte ni trop épaisse ni trop fine. Des artistes du rond de pâte, le poignet léger mais sûr, le geste élégant, c’est un métier.
Le crêpier soulève la galette avec une autre spatule, la retourne sans la déchirer, la tapote un peu, recommence, la retourne encore. Je jette un coup d’œil vers l’homme assis qui mendie. J’espère qu’il ne va pas s’en aller trop vite !
Le vendeur de crêpes étale un œuf sur la pâte à moitié cuite, la saupoudre de fromage râpé, la plie en deux, la retourne encore, la tapote une nouvelle fois, la plie en quatre. Il prend son temps, donne toute son attention à ce qu’il fait. Voilà la crêpe ronde devenue triangle avec un peu de râpé qui dépasse. Elle est retournée une fois, deux fois, la spatule la dépose dans un cornet de papier enveloppé dans une serviette jetable. Je la paye et je vais voir le demandeur de crêpe. Tenez, lui dis-je, c’est pour vous. Étonné, il prend mon cadeau, me remercie. Nos regards se croisent, un demi-sourire de part et d‘autre, au revoir. Je m‘éloigne. Une femme me rattrape : Moi aussi je veux une crêpe ! me dit-elle. Bien habillée, un joli chapeau sur la tête, sourire franc, elle pourrait être une de mes copines. C’est gentil, conclut-elle.
Oui, c’est gentil. Sûrement. Je fais quelques pas et me retourne. L’homme est toujours assis sur le rebord de la devanture, il mange sa crêpe en regardant devant lui. Je me souviens de l’aphorisme : Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que lui donner un poisson. Certes, il aurait mieux valu que cet homme, la cinquantaine, capable sans doute de travailler, soit initié à une activité lucrative. Il aurait mieux valu que les trois mille personnes sans toit (et encore, c’est une estimation) qui errent dans les rues de Paris soient logées correctement et puissent subvenir à leurs besoins sans faire appel à la charité des passants. Il aurait mieux valu…
Mais qui apprendra à pêcher au mangeur de crêpe ? Personne, c’est à prévoir. Et aux trois mille autres ? Pas grand monde non plus. D’ailleurs le monsieur assis sur son rebord de magasin n’en demandait pas tant. Il voulait juste une crêpe au fromage. Et ça, je pouvais. Si on ne peut pas aider les gens à devenir autonomes, doit-on pour autant supprimer les restaurants du cœur ?
J’espère que la crêpe a un peu chauffé le corps du monsieur digne assis à côté du BHV.
Elle est à toi cette chanson
Toi l’hôtesse qui, sans façon
M’as donné quatre bouts de pain
Quand dans ma vie il faisait faim
Toi qui m’ouvris ta huche quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
S’amusaient à me voir jeûner
Ce n’était rien qu’un peu de pain
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme, il brûle encore
À la manière d’un grand festin*
*Georges Brassens, Chanson pour l’Auvergnat, 1954.



Beau geste ! Parfois quand vient l’automne, c’est plutôt un cornet de marrons chauds !