Attente
La nuit tombe tôt en hiver, lourde et froide. Quelques personnes attendent le bus à la mairie de Montreuil. Le froid est piquant ce soir, il est près de 22 heures.
Une jeune femme attend sous l’abribus avec son bébé dans une poussette. Une écharpe noire cache son cou, ses oreilles et ses cheveux. Elle porte un grand pull trop fin pour la saison. Elle me fait penser aux ouvrières décrites par Roger Vaillant il y a un siècle dans son roman Un jeune homme seul. L’hiver, en guise de manteau, elles portaient, par-dessus leurs caracos, des châles de laine, de couleurs vives, en forme de rectangle allongé, terminés par des franges, qu’elles drapaient comme des écharpes sur leurs épaules. Trop peu couvertes, elles avaient une voix grave, indice d’une laryngite chronique, dont les effets se prolongeaient jusqu’au cœur de l’été.
Le bus arrive au bout de quelques minutes. Un bus électrique, en bon état, silencieux. Nous ne savons pas quand il partira mais au moins nous sommes au chaud. À l’intérieur, la lumière bleutée fait briller la peau sombre des passagers. Bienvenue à bord, lit-on sur l’écran. Dis-moi quand tu pars, lui dis-je en silence. Par la fenêtre, on aperçoit une vitrine : Biocop un écrin vert. Pas un bruit dans le bus, peu de monde.
J’ai baissé les yeux sur mon livre et deux pages plus tard le bus est plein. Les passagers sont montés sans bruit et n’échangent pas un mot entre eux. En journée, on entendrait les conversations, les appels téléphoniques, les cris d’enfants. Les regards seraient vifs, les sourires fréquents, les frictions entre passagers aussi.
Le bus est bondé maintenant mais toujours à l’arrêt. La majorité des passagers est debout. En face de moi, sur la plate-forme centrale, un jeune homme, beau visage rond tout en douceur, peau dorée, gros écouteurs sur les oreilles, ferme les yeux. Derrière lui, un regard figé de fatigue dans un visage marqué. Derrière encore, un œil braqué vers l’avant du bus guette le signal du départ. Une jeune femme pâle, calée près de la porte, lit un livre d’Arlette Laguiller, Paroles de prolétaires. Le peuple rentre du travail, c’est la fin de l’abondance.
Le bus démarre enfin, plein à ras bord d’une humanité silencieuse. Il traverse, furtif, des quartiers à peine éclairés. Des passants sur les trottoirs serrent le col de leur veste contre leur cou, pressés de rentrer chez eux. À chaque arrêt, petits éclats lumineux au bord des rues, des gens descendent, d’autres montent, toujours en silence. Les vestes d’hiver se fondent dans la nuit. La jeune femme à la poussette descend elle aussi et s’éloigne vers de grands bâtiments où luisent les lumières de quelques fenêtres.
La dernière partie du voyage, je la ferai à pied, laissant le bus serpenter dans la nuit majestueuse de la banlieue vers Paris, d’autres bus, le métro. Là où ceux qui ont de quoi prennent le bus en sortant du théâtre, du cinéma, du restaurant.
Cette jeune mère à la poussette, quand pourra-t-elle s’acheter une doudoune ?
C’est la vie des gens, des travailleurs. J’ai un respect immense pour ces gens-là ! Quant à la dame à la poussette espérons qu’elle ne passera pas l’hiver si peu chaudement vêtue.
Merci, Maryse, ton texte me fait vivre la scène et j’aime beaucoup cette évocation de froid, de misère et bus bondé pour « ceux qui n’ont pas de quoi ». Car ceux qui « ont de quoi », ne prennent pas le bus en sortant tard d’un spectacle… Je pense bien sûr à ma lointaine banlieue, mais les Parisiens « aisés » doivent aussi préférer une voiture, un taxi …